Parler à Leïla Bekhti relève parfois du rocambolesque. Déjà, parvenir à la coincer : on lui a couru après tout un week-end d’avril, échangeant avec elle appels en absence et SMS mignons tout plein – les siens distillant des cœurs, des lol, des suites de points d’exclamation et des smileys désolés – dans lesquels elle s’excusait d’avoir à décaler sans cesse la rencontre.
Trois enfants en bas âge, le ramadan, un premier jour de tournage le lundi, expliquait-elle, mère de famille débordée et star très prisée.
Elle nous téléphonera finalement, une heure durant, le lundi soir, dans la voiture qui la ramène de son lieu de tournage, en grande couronne parisienne, jusque chez elle, un trajet émaillé d’un carambolage (sans gravité, rassurez-vous) et de digressions en tout genre : elle dit elle-même que dans sa tête, les pensées sautillent de l’une à l’autre, passant tout le temps du coq à l’âne, et c’est d’ailleurs ce qui fait partie de son charme.
Entre comédies à succès et cinéma d’auteur
Nature, directe (tutoiement d’office), enthousiaste à l’extrême (« c’est génial », « magnifique » ou « merveilleux », qualifie-t-elle souvent), pas « ravie de la crèche » pour autant, se confiant, désarmante parfois, sur ce qui l’atteint et l’entame, marrante aussi, elle dont la drôlerie s’est aiguisée plus encore à l’écran dernièrement.
La flamme, série Canal+ imaginée par le surdoué de l’humour Jonathan Cohen et singeant Bachelor, le gentleman célibataire (téléréalité idiote, sexiste mais addictive de 2012, produit par et avec Ben Stiller), lui a offert un rôle foldingue, hilarant à s’en tenir les côtes, dans la peau duquel elle revient ce mois-ci : Le flambeau, sorte de faux Koh Lanta, nous promet encore quelques fous rires.
Mais n’attendons pas de Bekhti qu’elle nous en donne un avant-goût : la com’, verrouillée par Canal+, joue le secret-défense et l’actrice s’y plie.
Elle sait les exigences du métier, elle qui, depuis 2011 et son César du Meilleur espoir féminin pour Tout ce qui brille, vogue à l’aise entre comédies à succès et cinéma plus « auteur ».
Elle sait comment placer le curseur entre ce qui doit rester inaccessible et ce qui est abordable – en témoigne son Instagram qui alterne savamment photos glamour et parties de rigolade entre copines en jogging.
Sur fond de cahots et coups de klaxon, interview d’une comédienne pour qui tout roule, ou presque.
Humour, parodie et téléréalité
Maire Claire : Quand avez-vous su que vous étiez drôle ?
Leïla Bekhti : Ça me fait trop plaisir que tu penses ça, mais je ne saurais pas te répondre précisément. Ce que je sais, c’est à qui je dois mon humour : ce sont mon frère et ma sœur qui m’ont fait découvrir ces films des Inconnus qui ont bercé mon enfance, qui m’ont initiée aux Nuls et à La cité de la peur, à Jean-Pierre Bacri, aussi, que j’ai aimé à la folie car il me faisait autant rire que pleurer…
D’ailleurs les comédies que j’ai aimé jouer, comme Tout ce qui brille ou Le grand bain, ont souvent un fond de drame.
La flamme est une parodie assez absurde et un peu cynique de The Bachelor. Le flambeau, de Koh Lanta. Quelle spectatrice de téléréalité étiez-vous, dans les années 2000, quand ces émissions sont apparues ?
J’étais à fond. Je ne ratais pas un épisode. Pour autant, pas une seule seconde je ne m’imaginais à la place des candidates. Par une forme de pudeur à l’endroit de ma famille, peut-être : il y avait toujours une séquence du genre « et là, nous allons chez la maman et le papa de Fanny qui vont nous parler de… » alors que les parents n’avaient peut-être pas envie.
Et puis, avec le recul, je me rends compte de la folie de certaines émissions. Tu te rappelles de L’île de la tentation, où des couples étaient séparés sur deux plages différentes face à des « tentatrices » et des « tentateur » ?
Les gens passaient quand même à la télé pour aller chercher les embrouilles dans leur couple ! Comme s’il n’y avait pas déjà tant de choses à gérer dans la vie à deux – maintenant que je suis en couple, je le vois bien ! (Elle partage la vie de l’acteur Tahar Rahim depuis une douzaine d’années, ndlr).
Mais je n’ai jamais jugé ces gens-là… De la même façon, je ne me dis pas moi, Leïla, plus intelligente qu’Alexandra, mon personnage dans La flamme et Le flambeau, alors je ne suis pas tout à fait d’accord avec le mot « cynique » : ces séries ne se moquent pas, elles sont, au contraire, assez premier degré dans l’absurdité.
Alexandra, votre personnage, hurle pour rien comme une possédée et a des airs de psychopathe. Avez-vous puisé dans votre propre folie éventuelle ?
Jonathan Cohen dit qu’il y a du Leïla dans cette Alexandra relou qui a un « pète au casque », mais je ne suis pas d’accord avec lui – c’est notre grosse embrouille ! – même si, oui, il y a de la folie en moi – Oh putain… [Klaxons et bruits de tôle.] On vient d’avoir un accident… [Une minute passe.]
C’est une sorte de folie, je trouve, que de se lever tous les matins pour être quelqu’un d’autre que soi.
Bon, ça va, rien de grave, on peut continuer. C’est mouvementé hein ! – Qu’est-ce qu’on disait ? Oui, d’ailleurs, c’est une sorte de folie, je trouve, que de se lever tous les matins pour être quelqu’un d’autre que soi : moi, entre « action » et « coupez », je ne veux plus penser à qui je suis.
Amitiés au cinéma
À propos de Jonathan Cohen, vous nous disiez dans ces pages, l’an dernier, qu’il était votre « meilleure copine »…
[Silence.] Car il est pour moi une oreille avenante, prévenante, rassurante. Pendant des heures et des heures, on parle de tout, et ça fait autant de bien à ma vie personnelle que professionnelle. On a un truc de gémellité, aussi, dans la manière dont on pratique l’autodérision.
C’est bizarre et à la fois reposant d’être sur le même tournage que quelqu’un avec qui tu es si intime.
Il me fait tellement crever de rire que je me dis : les gens qui ne sont pas fans de Jonathan Cohen n’ont rien compris à la vie – il a intérêt à le lire, ce papier ! Mais il est aussi l’une des personnes les plus dures de mon entourage.
Dans le travail – faire comme lui de la comédie et des vannes qui marchent, c’est un taf énorme – ou dans ce qu’il pense de mes films, il a toujours des avis très cash.
Quel effet cela vous a fait d’être sur le même plateau, pour la première fois dans La flamme, que votre grande copine Adèle Exarchopoulos ?
C’est chelou, on ne se calcule pas trop sur un tournage… Attends, c’est fou, j’ai un double appel et devine qui c’est ? Adèle ! Oui, donc, c’est bizarre et à la fois reposant d’être sur le même tournage que quelqu’un avec qui tu es si intime : on n’a pas à faire trop d’efforts, on ne se formalise pas.
Elle sait que je ne suis pas du matin et qu’il ne faut pas me parler avant une bonne heure, le temps que j’aie bu mon thé !
Vous vivez toutes les deux dans le même immeuble. Quelle couleur cela donne au quotidien ?
C’est comme si j’avais ma sœur en bas de chez moi, alors nos enfants grandissent dans une proximité très familiale. Je pourrais paraphraser Montaigne et dire : « Parce que c’était elle, parce que c’était moi », car notre amitié, elle est comme ça, elle ne s’explique pas.
Le rire en famille
Faites-vous rire vos enfants, et vice versa ?
Oui, je les fais rire. Tu confirmes Sami ? C’est mon cousin, qui est avec moi dans la voiture : il confirme. Je suis fière d’ailleurs qu’ils comprennent, même petits, le second degré. Mon aîné est hyper sage, alors je lui dis souvent : « J’en ai marre, t’es beaucoup trop mignon, je vais te punir », et il rit, il rit, il rit.
Quant à ma fille, elle a un humour bien à elle – c’est horrible je fais la maman gaga, non ? – qu’Adèle, Jonathan, mon cousin ou mes copines d’enfance adorent.
Rigoler, dans le couple, c’est essentiel ?
Ah complètement ! Dans le mien, en tout cas, j’ai profondément besoin de cela. Après, je connais des couples qui sont ensemble depuis dix piges et qui partagent plein de choses, sauf le rire.
« J’ai envie de sujets forts »
Ces derniers mois, vous avez été à l’affiche des Intranquilles de Joachim Lafosse et de La troisième guerre de Giovanni Aloi et Andrea Barone, deux films d’auteurs qui ont connu de beaux succès critiques. Est-ce une sorte de virage « art et essai » ?
Oh non, pas vraiment, car j’ai déjà eu la chance de tourner des films d’auteurs comme ceux de Cédric Kahn (Une vie meilleure, 2010) ou Brigitte Sy (L’astragale, 2014). Mais depuis quelque temps, j’essaie, en tant qu’actrice, d’aller vers des films que moi, spectatrice, j’aimerais voir – auparavant, je ne tournais pas forcément des films pour cette raison-là.
Aujourd’hui, j’ai envie de sujets forts et que ces sujets-là soient traités avec nuance. Les intranquilles, c’est un film sur le couple, l’amour, les choix, la culpabilité, des thèmes universels qui sont comme des puits sans fond et qu’il aborde sans manichéisme aucun.
Mais peut-être aussi que je fais des erreurs en refusant des choses : tel film, dont le scénario ne me plaisait pas, a fait un carton ; tel autre, pour lequel je ne me sentais pas à la hauteur, s’est finalement révélé super avec une autre actrice…
Ne pas se sentir à la hauteur, douter, se sentir dépassée, ce sont des sentiments que vous exprimez dans une vidéo, Lessons of Worth, réalisée par L’Oréal Paris et diffusée en mars à l’occasion du Mois de l’estime de soi…
Ça fait quand même de longues années que je bosse et pourtant, la nuit dernière, la veille de mon premier jour de tournage pour le film de Léa Todorov (La nouvelle femme), je n’ai pas réussi à dormir et ce matin, j’avais la boule au ventre.
Oui, j’ai les mêmes angoisses qu’à mes débuts. Et si elles disparaissaient un jour, j’aurais peur, je pense, de ne plus avoir peur. Être blasée, arriver les mains dans les poches comme si j’étais Gena Rowlands – quoiqu’elle n’arrivait probablement pas les mains dans les poches ! –, ce n’est pas moi.
Je me dis que ce n’est pas grave de ne pas avoir les codes et surtout qu’il ne faut pas avoir honte de ne pas les avoir.
Et puis il y a la charge mentale, bien sûr, quand tu as eu, comme moi, trois enfants en dix minutes et demie : j’ai mille choses dans la tête et mes pensées passent du coq à l’âne en permanence.
Pourtant, malgré l’insomnie d’hier, le lever à 6 heures, le premier jour de tournage, c’est quand même important pour moi de donner le biberon ce soir à mon petit dernier, comme une manière de me reconnecter à ma vie et de ne pas passer à côté.
Remonter sur scène
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce que raconte Tout ce qui brille, qui a rendu votre duo avec Géraldine Nakache si populaire et iconique en 2010 ?
Ce que raconte Tout ce qui brille, ces deux filles banlieusardes qui se sentent « à dix minutes de tout » – à dix minutes de Paris, notamment – peut parler à tout le monde. C’est une histoire de codes sociaux qu’on a ou qu’on n’a pas, selon qu’on est né ou pas au « bon endroit » – mais pourquoi, après tout, Paris serait le bon endroit pour naître tandis que l’autre côté du périph’ serait le mauvais ?
Moi-même, je me sens encore comme ça, parfois : sans « les codes ». Je me souviens d’un dîner où l’on parlait de bresaola et moi je pensais que c’était un fromage : les gens, en entendant ça, sont partis en fou rire moqueur…
Non, je ne savais pas à l’époque que c’était du bœuf séché ! Mais aujourd’hui, je me dis que ce n’est pas grave de ne pas avoir les codes et surtout qu’il ne faut pas avoir honte de ne pas les avoir.
Et puis il m’arrive aussi de me sentir à dix minutes de ma vie : je n’anticipe pas grand-chose, je vis au jour le jour, comme si chaque jour était une nouvelle histoire, et je me laisse traverser par toutes les émotions…
Vous avez écrit avec Grand Corps Malade une chanson, Le sens de la famille, que vous avez ensuite interprétée ensemble sur la scène du Zénith, à Paris. Qu’est-ce que cela fait de se retrouver, ainsi, face à près de six mille personnes ?
C’était fou. Pas seulement pour les applaudissements et les gens qui se lèvent, ce n’est pas sur cet ego-là que ça se joue, mais pour la bienveillance que j’ai reçue.
Grand Corps, sur scène, me soutenait de son regard, ce genre de regard qui te donne confiance pour des années et des années – c’était, comme je l’ai écrit dans un post insta, « l’amitié à son zénith », si tu me permets ce jeu de mot à la Jean Bloguin, l’humoriste que jouait Omar Sy dans le SAV.
https://www.instagram.com/p/CbvTHxQrcbr/
Sur scène, je me suis arrêtée deux fois en pleine chanson en disant : « J’ai trop peur », mais les spectateurs m’encourageaient. Je me suis sentie proche d’eux, car il n’y a que face à des gens proches que l’on peut vraiment montrer ses fragilités.
Ça ne vous a pas donné envie de remonter sur scène, au théâtre par exemple, comme vous l’aviez fait avec Édouard Baer, en 2012 (2) ?
Si, j’adorerais. On a des projets. On y réfléchit. Mais bon, les longues suites de dates, les tournées… Cela dit, je pourrais emmener mes enfants : ils me suivent partout, même à Cannes, comme trois sacs à dos et dorment n’importe où.
Nous sommes, en ce début avril, en pleine campagne électorale. Ces années 2000, où les artistes s’engageaient en masse auprès des candidat·es, où l’on voyait Emmanuelle Béart ou Jeanne Moreau aux meetings de Ségolène Royal, elles ne vous manquent pas ?
Ah non ! Je suis citoyenne, j’ai des idées et des engagements, alors j’aurais trop peur, si je m’associais à tel candidat, qu’il fasse des trucs ou passe des lois, une fois élu, qui ne me plaisent pas. Et puis j’aimerais aussi, un jour, voter « pour » plutôt que voter « contre » constamment.
Et quand je vois comment, pendant cette campagne, on stigmatise telle ou telle communauté, je me dis que ce dont nous avons besoin, en ce moment, c’est surtout de lumière. Et d’humour : Jonathan Cohen, c’est ma meilleure copine, mais c’est aussi mon médoc !
1. Le flambeau : les aventuriers de Chupacabra de Jonathan Cohen, avec aussi Adèle Exarchopoulos, Dora Tillier, Laura Felpin… Sur Canal+, les lundis à 21 heures à partir du 23 mai et disponible sur MyCanal.
2. Dans À la française, avec Vincent Lacoste, qui a été donné au théâtre Marigny.
Cette interview a été initialement publiée dans le numéro 837 de Marie Claire, daté juin 2022.
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